Quelques décisions récentes des autorités de concurrence française et européenne viennent rappeler aux entreprises les risques financiers et réputationnels à passer outre l’obligation de notifier et d’obtenir l’autorisation préalable d’opérations de concentration entrant dans le champ du contrôle des autorités compétentes.
Pour rappel, en cas de manquement aux obligations de notification et de suspension de la concentration, l’entreprise à l’origine de la pratique pourra être condamnée pour gun jumping. A ce titre, elle encourt, en France, une sanction correspondant à 5% de son chiffre d’affaires hors taxe réalisé en France lors du dernier exercice clos, augmentée, le cas échéant, de celui réalisé en France, durant la même période, par la partie acquise. En droit de l’Union européenne, la sanction encourue est encore plus élevée car elle peut atteindre 10% du chiffre d’affaires global des parties à la concentration.
Si le manquement a parfois pu être flagrant, d’autres affaires montrent que le doute était permis. Cela n’a pas pour autant inspiré la clémence des autorités de contrôle qui ont sanctionné sévèrement les entreprises impliquées.
Les autorités de concurrence française et européenne ont ainsi, au cours de ces derniers mois, prononcé des sanctions ou ouvert des enquêtes pour gun jumping concernant trois affaires aux faits bien distincts : i) l’affaire Cofepp, ii) l’affaire Toshiba/Canon et iii) l’affaire Illumina/Grail. Dans l’affaire Sigma-Aldrich, la Commission a par ailleurs prononcé une sanction pour fourniture d’informations inexactes.
Concernant tout d’abord l’affaire Cofepp dans le domaine des spiritueux, l’Autorité de la concurrence a, le 12 avril dernier, sanctionné Cofepp à hauteur de 7 millions d’euros pour avoir pris le contrôle de Marie Bizard Wine & Spirits (MBWS) de manière anticipée, avant d’avoir notifié l’opération et obtenu l’autorisation préalable de l’Autorité. Dans cette affaire, Cofepp avait bien notifié à l’Autorité, en 2019, sa volonté d’acquérir le contrôle exclusif de MBWS en augmentant sa participation au capital de 29,47% à 47,08% - étant précisé que Cofepp en était déjà l’actionnaire minoritaire principal. Cette opération avait d’ailleurs été autorisée par l’Autorité avec des engagements de cession. Après avoir mené des opérations de visites et saisies chez les parties à l’opération, l’Autorité a toutefois constaté que Cofepp exerçait, en pratique, une influence déterminante sur MBWS et ce, bien avant que l’augmentation de capital ne soit notifiée et autorisée. L’Autorité a ainsi considéré que les administrateurs représentant Cofepp au conseil d’administration de MBWS avaient accès à des informations sensibles relevant du secret des affaires de cette dernière (budget, perspectives commerciales et marketing, volume des ventes, politique commerciale, etc.), alors que MBWS était un concurrent direct de Cofepp. En outre, les documents saisis ont révélé que Cofepp était intervenue dans des décisions stratégiques et opérationnelles dès 2017, soit bien avant la prise de contrôle notifiée.
Cette affaire met en lumière le fait que même si, en vertu des pactes d’actionnaires et des règles de majorité des organes dirigeants qu’ils contiennent, une participation minoritaire ne permettrait pas en principe d’exercer un contrôle sur les décisions stratégiques d’une entreprise, encore faut-il s’assurer que la réalité corresponde aux règles écrites. Aussi, en pratique, dès lors qu’un actionnaire minoritaire intervient dans les décisions stratégiques de l’entreprise, il peut d’ores et déjà être regardé comme exerçant un contrôle sur la société. Par ailleurs, une société prenant une participation minoritaire dans une société concurrente se doit, même si sa participation n’est pas contrôlante, de prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas avoir accès à des informations commerciales stratégiques de son concurrent sous peine de se voir poursuivre non seulement pour gun jumping, mais aussi pour entente anticoncurrentielle portant sur l’échange d’informations commerciales sensibles.
Une autre affaire intéressante en matière de gun jumping est la confirmation par le Tribunal de l’Union européenne de la condamnation de Canon Inc. à une amende de 28 millions d’euros pour avoir mis en œuvre prématurément, et dans des circonstances inédites, une opération de concentration en 2016.
En effet, Canon Inc. a acquis, en 2016, la société Toshiba Medical Systems Corporation (TMSC), filiale de Toshiba Corporation. Cette acquisition a été réalisée en deux étapes. Pour permettre à Toshiba de voir reconnaitre, dans ses comptes, la vente de sa filiale dans le délai escompté pour améliorer son bilan, l’opération a consisté, dans un premier temps, à faire porter l’acquisition par un véhicule de titrisation, MS Holding, créé spécifiquement à cette fin (opération provisoire). Dans un second temps, une fois l’autorisation antitrust obtenue, Canon exerce alors son option d’achat sur MS Holding (opération finale). Ayant bien intégré la nécessité d’obtenir une autorisation préalable à la prise de contrôle de cette société, Canon avait en effet notifié l’opération à la Commission à l’issue de la réalisation de sa première étape.
La Commission a toutefois considéré que l’opération provisoire et l’opération finale constituaient ensemble une seule opération qui aurait dû être notifiée avant la réalisation de la première étape. La Commission a en effet considéré que même si Canon n’était pas en mesure de prendre des décisions au sein de MS Holding à l’issue de la première étape, cette dernière constituait une réalisation partielle de l’opération globale puisque Toshiba avait pu sortir irrémédiablement cette filiale de ses comptes et obtenir le prix de cette cession.
Il ressort de cette affaire que même si Canon n’avait jamais eu l’intention d’acquérir cette société sans demander les autorisations antitrust nécessaires, l’analyse, par les autorités de concurrence, de montages juridiques complexes mis en place pour accélérer les cessions peut diverger de celle des entreprises. Il est donc toujours préférable, en cas de doute, de consulter informellement l’autorité de contrôle avant leur mise en œuvre.
En outre, la Commission a fait parvenir à Illumina et Grail, le 19 juillet 2022, une notification formelle de griefs pour gun jumping. Illumina est une société de droit américain spécialisée dans le séquençage génomique. Elle développe, fabrique et commerciale en effet des systèmes intégrés d'analyse génétique, notamment des séquenceurs génomiques de nouvelle génération (NGS) qui sont utilisés, entre autres, dans le développement de tests de dépistage du cancer. Grail est quant à elle une société américaine qui s’appuie sur le séquençage génomique pour développer de tels tests de dépistage du cancer.
La nouveauté de cette affaire résulte du fait que cette opération ne passait les seuils de contrôle d’aucune autorité de concurrence. C’est à la suite d’une plainte d’un tiers que l’autorité française de concurrence, rejointe ensuite par cinq autres autorités de concurrence européennes, a utilisé la procédure de renvoi de l’article 22 du Règlement UE n°139/2004 permettant l’examen, par la Commission, d’une opération en dessous des seuils de contrôle dès lors qu’elle pose des problèmes très sérieux de concurrence. La Commission a accepté cette demande de renvoi et a ouvert une enquête approfondie de l’opération. La Commission reproche à ces deux sociétés d’avoir annoncé la réalisation de l’opération alors que l’enquête approfondie de la Commission sur cette opération était toujours en cours.
Le Tribunal de l’Union européenne a confirmé, le 13 juillet 2022, la validité de la décision de la Commission acceptant cette demande de renvoi.
La Commission a, le 6 septembre dernier, annoncé avoir interdit l’acquisition, par Illumina, de Grail. Illumina est en effet le seul fournisseur crédible de NGS, intrant essentiel au développement et à la production de tests de dépistage du cancer. La Commission a considéré qu’Illumina aurait eu la capacité et aurait été tentée de mettre en œuvre des stratégies visant à empêcher les concurrents de Grail de développer des tests de dépistage du cancer en les privant d’accès à cette technologie (par exemple en augmentant les prix ou en dégradant sa qualité, etc.). De plus, les engagements proposés par Illumina consistant à i) accorder des licences aux fournisseurs de NGS, ii) mettre fin aux procédures contentieuses portant sur les brevets, engagées aux Etats Unis et en Europe contre un fournisseur de NGS (BGI Genomics China) et iii) conclure des contrats avec les concurrents de Grail aux conditions prévues dans un contrat type, n’ont pas convaincus la Commission. Cette dernière a donc estimé que cette opération aurait entravé l'innovation et réduit le choix sur le marché émergent des tests sanguins de détection précoce du cancer.
Les parties s’exposent désormais non seulement à des sanctions importantes pour avoir décidé de passer outre l’obligation de suspendre la réalisation de l’opération lorsque la Commission s’est saisie mais aussi de devoir défaire leur opération suite à cette interdiction.
Si les entreprises s’exposent à des amendes si elles ne notifient pas à temps et/ou réalisent leur opération sans attendre l’autorisation, tel est également le cas si elles fournissent, à l’occasion de la notification, des informations incomplètes ou inexactes. C’est ce que la Commission a rappelé dans une décision du 3 mai 2021, publiée en mai 2022, par laquelle elle a condamné Sigma-Aldrich à 7,5 millions d’euros d’amende pour lui avoir fourni des informations inexactes ou trompeuses au cours de la procédure de contrôle de son rachat par Merck. La Commission a en effet été informée par le mandataire nommé dans cette affaire de l’existence du projet d’innovation « iCap » conduit par Sigma-Aldrich. Or, pour répondre aux préoccupations de concurrence identifiées par la Commission au cours de la procédure, les deux sociétés s’étaient engagées à céder certains actifs à Honeywell. Ce projet « iCap » se rapportant à l’activité cédée à Honeywell, Sigma-Aldrich a sciemment occulté ce projet dans ses réponses aux demandes d’informations de la Commission afin de ne pas devoir transférer ce projet à Honeywell. La société Sigma-Aldrich a de ce fait empêché la Commission d’apprécier, de manière éclairée et en considération de l’ensemble des faits, la portée de l’opération en cause.
La vigilance est donc de mise pour les entreprises qui voudraient contourner les règles de contrôle des concentrations. Les autorités de concurrence veillent mais les concurrents, clients ou fournisseurs également puisqu’ils ont la possibilité de déposer des plaintes auprès des autorités de concurrence.
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