Le 28 novembre 2023, l’Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi no. 22 (2023, chapitre 27) qui vise à réformer en profondeur le droit de l’expropriation au Québec, en abrogeant et remplaçant la Loi sur l’expropriation, chapitre E-24 (l’ « Ancienne loi »), par la Loi concernant l’expropriation, chapitre E-25 (la « LCE »).
Tout comme l’Ancienne loi, l’article 17 LCE prévoit le droit, pour l’exproprié, de contester le droit de l’expropriant à l’expropriation dans les trente (30) jours suivant la date de la signification de l’avis d’expropriation en déposant une demande auprès de la Cour supérieure.
En vertu du deuxième alinéa de l’article 44 de l’Ancienne loi, une telle demande suspendait la procédure d’expropriation. Toutefois, le deuxième alinéa de l’article 17 LCE renverse ce principe et prévoit désormais qu’une telle demande n’opère pas sursis de la procédure d’expropriation, à moins que la Cour supérieure, sur demande de l’exproprié, n’en décide autrement.
Depuis l’adoption de l’article 17 LCE, la Cour supérieure a rendu trois (3) décisions en cette matière1. Dans chacune d’elles, la requête en sursis des procédures d’expropriation présentée par l’exproprié est accueillie.
L’article 17 LCE ne prévoit aucun critère concernant l’émission d’une ordonnance de sursis par la Cour supérieure. Toutefois, dans les trois décisions récemment rendues par la Cour supérieure en cette matière, il a été jugé que les critères applicables au sursis sont ceux du sursis en matière de pourvoi en contrôle judiciaire et que l’exproprié a ainsi le fardeau d’établir (1) une apparence de droit, (2) l’existence d’un préjudice sérieux ou irréparable en l’absence du sursis sollicité et (3) que la balance des inconvénients favorise la suspension de la décision contestée durant l’instance2.
Toutefois, dans la décision la plus récente, Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Varennes, la Cour supérieure, à la lumière des débats parlementaires, a estimé que « dans l’analyse globale des critères, celui qui concerne le préjudice mérite une attention particulière ».3
Jusqu’à présent, nous constatons que la Cour supérieure interprète très largement la notion de préjudice suffisant pour obtenir le sursis.
Dans les décisions Pelletier c. Ville d’Alma et Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Varennes, la Cour supérieure rejette l’argument des expropriantes à l’effet que les expropriés ne subiraient aucun préjudice sérieux ou irréparable puisqu’ils seraient indemnisés au terme de la procédure d’expropriation. Selon la Cour, cette approche ferait en sorte que la contestation du droit à l’expropriation serait un droit théorique sans valeur pratique, faute de pouvoir être exercé4.
La Cour ajoute qu’il n’est pas nécessaire de faire la démonstration d’un préjudice irréparable et qu’il est suffisant de faire la démonstration d’un préjudice sérieux, bien que réparable5. Elle conclut ainsi que la simple possibilité que l’exproprié puisse être éventuellement privé de son droit fondamental de disposer librement de ses biens si l’expropriation est jugée nulle constitue un préjudice sérieux6.
Dans la décision 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, la Cour supérieure estime que le recours en contestation de l’expropriation serait sans portée réelle si le sursis n’est pas accordé puisque l’expropriante pourrait autrement entamer des travaux de développement sur le terrain visé avant que la décision sur le fond ne soit rendue. Dans ce contexte, la Cour estime que la simple prise de possession de l’immeuble, avant que le jugement ne soit rendu au fond et rendant le recours sans portée réelle, constitue un préjudice sérieux suffisant pour accorder le sursis7.
Dans la décision Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Varennes, la Cour supérieure estime que l’expropriation d’une propriété dans le but de la revendre à un tiers constitue en soi un préjudice irréparable du fait que de l’application de l’article 1707 du Code civil du Québec, la vente au tiers pourrait par la suite être opposable à l’expropriée et que le tiers pourrait ne pas être tenu de restituer la propriété à l’expropriée advenant que cette dernière ait gain de cause quant à la contestation du droit à l’expropriation.
Cette logique est d’ailleurs en corrélation avec la décision rendue dans l’affaire Supermarché Saint-Hilaire inc. c. Ville de Mont-Saint-Hilaire8, où la Cour supérieure ordonne la suspension des effets de règlements municipaux contestés ainsi que l’émission d’un permis de construction tributaire de ces règlements afin d’éviter qu’un projet de développement prive irrémédiablement le demandeur de la jouissance de sa propriété9.
Dans les trois décisions récentes, la Cour supérieure a retenu que le critère de l’apparence de droit ou de la question sérieuse à trancher était peu exigeant et devait se résumer à savoir si la demande en contestation du droit à l’expropriation n’était ni frivole ni vexatoire10.
Dans la décision Pelletier c. Ville d’Alma, la Cour supérieure considère que les allégations de détournement d’une procédure d’expropriation pour des fins autres que celles de l’utilité publique est une question sérieuse11.
Dans la décision 9379-1242 Québec inc. c. Sept-îles, la Cour supérieure estime que la question du pouvoir de la Ville d’exproprier, de même que la substitution de la Ville a un acteur privé, constituaient des questions sérieuses à trancher 12.
Finalement, dans la décision Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Varennes, la Cour supérieure a jugé que 1) la question de la conformité de la transaction entre la Ville et un promoteur privé à la Loi sur l’interdiction des subventions municipales13, qui justifiait l’expropriation, ainsi que 2) la question du détournement des procédures d’expropriation et de la nécessité de l’expropriation, au regard des articles 85 et 86 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme14 qui étaient le fondement légal de la procédure d’expropriation, constituaient des questions sérieuses à trancher15.
À ce stade, nous constatons que le fardeau de l’exproprié pour obtenir le sursis des procédures d’expropriation appert être relativement faible :
Il est à parier que les contestations du droit à l’expropriation vont se multiplier, ainsi que les demandes de sursis, encombrant toujours davantage la Cour supérieure.
Le bénéfice de cette modification législative récente est à notre sens discutable en ce que, sous l’empire de l’ancienne loi, la contestation du droit à l’expropriation suspendait automatiquement la procédure d’expropriation, mais l’expropriant pouvait demander la poursuite des procédures d’expropriation, malgré la contestation, s’il démontrait 1) une urgence telle que tout retard entrainerait un préjudice considérable et 2) que l’exproprié ne subirait pas de préjudice irréparable.16
Pour toute question en matière d’expropriation, n’hésitez pas à communiquer avec les auteurs, Romain Droitcourt et Yaëlle Lyman.
[1] 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, 2024 QCCS 3611, rendue le 1er octobre 2024, Pelletier c. Ville d’Alma, 2024 QCCS 3377, rendue le 17 septembre 2024 et Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes, no. 765-17-002503-243, rendue le 31 octobre 2024.
[2] 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, 2024 QCCS 3611, par. 12-13; Pelletier c. Ville d’Alma, 2024 QCCS 3377, par. 9; Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes, no. 765-17-002503-243, par. 14 -16.
[3] Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes, no. 765-17-002503-243, par. 48.
[4] Pelletier c. Ville d’Alma, 2024 QCCS 3377, par. 13.
[5] Id., par. 15.
[6] Id., par. 16.
[7] 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, 2024 QCCS 3611, par. 19-24.
[8] 2019 QCCS 4363, par. 102 et 105.
[9] Voir également l’affaire Hamelin c. Langlois, 2008 QCCS 3762, par. 20 et 21.
[10] Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes, no. 765-17-002503-243, par. 16.
[11] Pelletier c. Ville d’Alma, 2024 QCCS 3377, par. 17.
[12] 9379-1242 Québec inc. c. Ville de Sept-Îles, 2024 QCCS 3611, par. 16 et 17.
[13] Chapitre I-15;
[14] Chapitre A-19.1.
[15] Société Immobilière 2081-2083 Marie-Victorin inc. c. Ville de Varennes, no. 765-17-002503-243, par. 37-43.
[16] Loi sur l’expropriation, chapitre E-24, art. 44.1
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