Le 19 avril 2024, la Cour suprême du Canada a rendu une décision attendue dans laquelle elle conclut que le fait que le Code du travail1 (le « Code ») prive une association de cadres de premier niveau d’obtenir une accréditation syndicale n’est pas inconstitutionnel2. Afin de bien comprendre cette décision, il est important de connaître l’historique procédural de cette affaire et le contexte dans lequel elle s’inscrit.
En 2009, l’Association des cadres de la Société des casinos du Québec (l’« Association ») dépose une requête en accréditation pour représenter certains cadres de « premier niveau » travaillant pour la Société des casinos du Québec inc. (la « Société »). La Société s’oppose à cette requête en invoquant notamment que les cadres sont exclus de la notion de « salarié » prévue au Code et que de donner un tel statut à ces personnes les placerait en situation de conflit d’intérêts. Dans une décision interlocutoire, le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») déclare constitutionnellement inopérante l’exclusion des cadres de l’application du Code, au motif que cette exclusion porte atteinte à leur liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés3 (la « Charte canadienne ») et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne4 (la « Charte québécoise »). La Société s’est pourvue en contrôle judiciaire contre cette décision et la Cour supérieure a accueilli la demande. Elle déclare « applicable, valide et opérante » l’exclusion des cadres de la notion de « salarié » prévue au Code. À son tour, l’Association a interjeté appel contre cette dernière décision devant la Cour d’appel qui, elle, a infirmé le jugement de la Cour supérieure et rétabli la décision initiale du TAT.
Le présent arrêt de la Cour suprême porte donc essentiellement sur la constitutionnalité de l’article 1 l)1 du Code. Cet article définit d’une façon large le mot « salarié » comme étant « une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération », mais exclut expressément une personne qui est employée « à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés ». Or, seule une association de « salariés » peut être accréditée en vertu du Code et ainsi bénéficier des protections offertes par celui-ci. Ces protections incluent le droit à un véritable processus de négociation collective, lequel comprend le droit de faire des représentations collectives à l’employeur et de les voir considérées en bonne foi, la liberté de choix quant à la représentation, ainsi que le droit de grève.
Le juge Jamal, avec l’accord des juges Karakatsanis, Kasirer et O’Bonsawin, établit qu’un tribunal appelé à déterminer si une loi ou une action gouvernementale viole l’article 2d) de la Charte canadienne5 doit premièrement se demander si les activités en cause relèvent du champ d’application de la garantie de liberté d’expression et, deuxièmement, si l’action gouvernementale entrave de manière substantielle (par son objet ou son effet) les activités protégées.
Appliquant ce cadre d’analyse, les juges majoritaires6 en viennent d’abord à la conclusion que la revendication de l’Association porte sur des activités protégées par l’article 2d) de la Charte canadienne, qui comprennent le droit de former une association ayant suffisamment d’indépendance vis-à-vis de l’employeur, de présenter collectivement des revendications à l’employeur et de voir si ces revendications sont prises en compte de bonne foi.
À la seconde étape, les juges de la majorité ont conclu que l’exclusion législative n’a pas pour objet d’entraver de manière substantielle les droits associatifs des cadres. Or, dans le présent cas, les cadres ont réussi à se regrouper pour former une association qui a d’ailleurs été reconnue par la Société comme représentante des superviseurs des opérations. La Société a aussi accepté de consulter l’Association avant de fixer ou de modifier les conditions de travail de ces superviseurs. Pour la majorité, ces éléments démontrent que l’exclusion législative prévue à l’article 1 l)1 du Code n’a pas pour effet d’entraver substantiellement le droit des cadres à une véritable négociation collective et que ceux-ci demeurent en mesure de s’associer et de négocier collectivement avec leur employeur. Au final, tous les juges de la Cour suprême (majoritaires, minoritaires) s’entendent pour accueillir l’appel et casser la décision du TAT.
Par ailleurs, il est d’intérêt de souligner que les juges majoritaires rappellent l’objectif du législateur, derrière l’exclusion totale des cadres de la définition de « salarié » prévue au Code : à savoir, de maintenir l’obligation de loyauté de ces derniers, d’éviter les situations de conflits d’intérêts, de prévenir l’ingérence et de s’assurer que les employeurs puissent avoir confiance que les cadres représentent réellement leurs intérêts.
Ceci étant dit, l’intérêt de cette décision ne se limite pas aux conclusions de l’arrêt, ni même aux motifs rendus par la majorité. Bien au contraire, les motifs concordants de la juge Côté, avec l’accord du juge en chef Wagner, et ceux du juge Rowe abordent des questions d’intérêt sur le plan du droit administratif et du droit constitutionnel (Charte canadienne).
Tout d’abord, la juge Côté fournit d’importantes précisions quant à la norme de contrôle applicable en pareille situation, ce à quoi souscrivent tous les juges (majoritaires et minoritaires). En ce qui concerne les conclusions de droit, elle est d’avis que c’est la norme de la décision correcte qui doit s’appliquer puisque celles‑ci s’inscrivent dans le cadre d’analyse d’une question de nature constitutionnelle. Pour ce qui est des conclusions dites mixtes, la juge Côté est d’avis que c’est également la norme de la décision correcte qui doit s’appliquer. En effet, elle précise qu’il n’y a pas lieu d’agir avec déférence concernant la décision du TAT puisque les questions d’ordre constitutionnel auxquelles le TAT devait répondre ont une trop grande importance. Faire preuve d’un haut niveau de déférence pourrait avoir comme impact de miner l’efficacité judiciaire et la confiance du public envers l’appareil judiciaire.
Pour la juge Côté, il est important de caractériser la nature des revendications de l’Association, car elle considère que la nature positive ou négative peut influer sur le cadre d’analyse applicable. À titre de rappel, les revendications positives exigent que le gouvernement agisse de certaines façons, alors que les revendications négatives exigent du gouvernement qu’il s’abstienne d’agir de certaines façons. En l’espèce, la juge Côté en vient à la conclusion qu’il s’agit d’une revendication positive visant à ce que l’État accepte d’inclure les cadres dans le régime particulier du Code.
Sur ce point, toutefois, la juge Côté (et avec elle le juge en chef Wagner; le juge Rowe est du même avis, mais dans ses propres motifs) est minoritaire puisque la majorité des quatre juges n’a pas accepté l’idée qu’il serait opportun, dans le cadre de l’analyse de la liberté d’association, de systématiquement faire la distinction entre les revendications de nature positive ou négative. À cet égard, la majorité est consciente que la situation sera différente sous l’article 2d) de la Charte canadienne et sous l’article 2(b) en matière de liberté d’expression, ces derniers cas opérant une distinction claire entre les droits positifs et les droits négatifs à la liberté d’expression. En conséquence, le message qu’on peut comprendre est que, de façon générale en matière de Charte, on rejette l’application mur-à-mur de la dichotomie entre droits positifs et droits négatifs, un enseignement de la Cour suprême qui a de bonne chance de faire jurisprudence au pays (même s’il vient que d’une majorité de quatre juges, pour le moment).
Pour revenir à l’opinion concordante de la juge Côté, elle présente une analyse intéressante de la dimension juridictionnelle de l’affaire : soit la compétence quant aux redressements (en anglais « remedies ») du TAT d’entendre la contestation de l’Association et sur l’impact de l’introduction du recours devant le TAT plutôt que devant la Cour supérieure lorsque vient le temps d’appliquer le cadre d’analyse. En l’espèce, le choix de l’Association de procéder par une requête en accréditation montre que son objectif est que ses membres soient assujettis au régime des rapports collectifs de travail du Code. Ce choix implique donc que l’Association n’avait pas comme objectif d’obtenir le prononcé d’une déclaration formelle d’inconstitutionnalité par la Cour supérieure. La juge Côté rappelle que la réparation appropriée dans le cas d’une revendication de nature positive est une déclaration d’inconstitutionnalité suspendue. Or, le TAT n’a pas le pouvoir de prononcer ce type de déclaration. Ceci démontre que l’Association et ses membres revendiquent l’accès à un régime législatif particulier, soit celui prévu par le Code. Par conséquent, la juge Côté considère que le premier critère d’analyse n’est pas respecté puisque la revendication de l’Association ne repose pas sur la liberté d’association en tant que telle, mais repose plutôt sur l’accès à un régime particulier de relations de travail, soit le Code. Il faut retenir de cet aspect du jugement que le véhicule procédural emprunté par une partie qui souhaite obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité est déterminant, et que c’est un enseignement qui fera certes jurisprudence aussi, eu égard aux droits et libertés protégés par la Charte en général.
Si vous avez des questions au sujet de cette décision ou si vous souhaitez obtenir de plus amples renseignements sur l’incidence qu’elle pourrait avoir pour votre entreprise, veuillez communiquer avec les auteurs, Stéphane Beaulac, Camille Paradis-Loiselle ou Nicolas Séguin.
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